Article de Natacha Aubeneau, trésorière nationale de l’USM, publié sur actu-juridique.fr le 09/10/2025.
« Renforcer la performance de la justice, dans une logique de gestion budgétaire innovante »
Sur la page d’accueil du site intranet du ministère de la justice comme sur les réseaux sociaux de ses principaux acteurs, on nous vante désormais la « culture de la performance ». Le 7 juillet 2025, en présence de Gérald Darmanin, ministre d’Etat, garde des Sceaux, et d’Amélie de Montchalin, ministre chargée des Comptes publics, une réunion animée par Pascal Prache, directeur des services judiciaires, « a été l’occasion de partager des initiatives concrètes visant à renforcer la performance de la justice, dans une logique de gestion budgétaire innovante ».
Ainsi, « diffuser la culture de la performance serait un enjeu majeur à tous les étages de nos juridictions ». Est-ce à dire que la Justice se complaisait jusqu’à présent dans la « culture de l’oisiveté » ?
Quand on recherche une définition de cette expression, la culture de la performance désigne un ensemble de valeurs, de comportements et de pratiques au sein d’une organisation (entreprise, administration, institution, etc.) qui visent à maximiser l’efficacité, la productivité et les résultats. Elle met l’accent sur l’atteinte d’objectifs mesurables, souvent en lien avec des indicateurs de performance.
Mais la justice est-elle soluble dans ces nouveaux diktats communicationnels performatifs ?
Faire fi de l’état de délabrement de la justice ?
Alors que les Etats généraux de la justice ont mis en exergue l’état de délabrement de la justice après 30 ans d’abandon, la logique de performance et d’économie budgétaire viendrait-elle tenter de faire oublier ce constat ? Bien évidemment, en termes d’image, délabrement et abandon résonnent négativement. Pour ne pas sonner le glas d’une institution en grande souffrance, sans doute faut-il trouver des termes plus combatifs pour remettre au travail les troupes dont le moral est à peu près aussi bas que le budget consacré par la France à sa justice !
Cette nouvelle culture de la performance nous enseigne qu’il faut éviter les gaspillages et mieux répartir les moyens. Mais quand il s’agit de répartir la pénurie, toute proposition d’économie ou de réorganisation fait frémir à tous les étages de nos juridictions…
Comme la justice n’a pas les moyens de faire face à l’afflux des procédures en toutes matières, on crée des procédures d’urgence pour contourner la longueur des délais de traitement, puis on publie des circulaires qui viennent définir des priorités… Mais il y en a tellement que tout redevient prioritaire, que tout devient urgent. Alors le système s’emballe à nouveau, s’engorge, s’asphyxie.
L’amélioration de la performance d’une institution délabrée devrait passer par la définition de priorités certes, mais aussi en contrepartie par la désignation claire de ce qui devrait pouvoir être différé voire abandonné, dès lors que tout ne peut pas être traité avec le même soin sans moyens supplémentaires. Il s’agit là d’un choix qui devrait relever du pouvoir décisionnel, politique, et non laissé aux juridictions selon l’état de leurs effectifs, occasionnant chez les magistrats un sentiment de mal-être et de perte du sens de leurs missions.
Quels outils de reconnaissance et d’encouragement ?
La culture de la performance devrait à tout le moins avoir pour corollaire la reconnaissance du travail, de l’engagement, de la conscience professionnelle de ceux qui rendent la justice au quotidien, qui se surinvestissent pour que l’appareil judiciaire délabré ne s’effondre pas totalement.
Mais quels sont les outils de reconnaissance offerts au ministère pour encourager ses agents ?
La prime modulable (qui varie chaque année en fonction du « mérite ») ? L’évaluation ? La promotion ? S’agit-il vraiment d’outils de reconnaissance ou davantage d’outils de pression supplémentaire quand par exemple, des circulaires viennent imposer l’application par les juges, au mépris de leur indépendance juridictionnelle, d’orientations politiques, faisant fi des moyens à leur disposition pour y parvenir ? Quel signe de reconnaissance adresse-t-on quand les enveloppes allouées chaque année à la prime modulable sont insuffisantes à servir a minima à chaque magistrat normalement méritant le coefficient moyen de 1 qui permettrait d’éviter une baisse de prime à des magistrats qui n’ont pourtant pas démérité ? En quoi l’évaluation permet-elle d’encourager les magistrats ? Quelles perspectives de promotion quand l’évolution du traitement indiciaire (salaire) plafonne pendant des années, dans l’attente de l’adoption prochaine (mais sans cesse retardée) de nouvelles grilles de rémunération progressives et modernisées comme pour le reste de la haute fonction publique ?
Les budgets sont de plus en plus serrés alors même que les besoins sont immenses. Les coupes déjà annoncées dans les budgets alloués notamment au paiement des magistrats honoraires (retraités) et des magistrats à titre temporaire qui venaient renforcer les effectifs pour tenir les audiences correctionnelles et criminelles (cours d’assises et cours criminelles départementales) ont entrainé dès ce mois de septembre a minima une surcharge de travail pour les magistrats qui ont dû siéger dans ces audiences en sus de leur charge de travail déjà colossale, et parfois même empêché la tenue de certaines audiences, avec le risque de devoir remettre en liberté des criminels qui n’auront pas pu être jugés dans les délais légaux.
De quelle performance argue-t-on lorsque les outils numériques dont sont dotées les juridictions sont proprement inadaptés, inopérants, moyenâgeux pour certains ?
Quantité ou qualité ?
Mesurer la performance implique une évaluation quantitative qui ne doit pourtant pas faire oublier que le service public de la justice a des objectifs et missions difficilement quantifiables, dont la valeur devrait avant tout être qualitative plus que quantitative.
La tribune dite des 3000 a dénoncé la perte de sens, une justice qui chronomètre tout au point de déshumaniser son rôle tant pour les justiciables que pour ceux qui la rendent. Alors que le ressenti de la souffrance au travail est à son paroxysme dans les juridictions, pourquoi la Direction des services judiciaires du ministère ne divulgue-t-elle pas les chiffres sur le nombre d’arrêts de travail pour épuisement professionnel, longue maladie, ou le nombre de décès prématurés dans la magistrature ?
La recherche de la performance fait naitre des tensions entre les acteurs du monde judiciaire, magistrats, greffiers et fonctionnaires, avocats et autres partenaires, qui n’ont plus le temps de se parler. Car la performance impose un rythme et une productivité peu propices à l’échange et au partenariat, que pourtant on vient encourager par ailleurs à grand renfort de circulaires, avec pour exemple les circulaires sur la lutte contre les violences intra-familiales et de politique civile, dans un refus obstiné de prioriser en tenant compte de la réalité de la pénurie de moyens.
La tribune « La justice va dans le mur » publiée dans le journal Le Monde et qui fait suite à la tribune des 3000 a encore dénoncé l’insuffisance des moyens alloués à la justice qui ne lui permet donc pas de fonctionner correctement.
Alors que la justice ne tient que grâce au surinvestissement et à la conscience professionnelle de ceux qui la rendent, comment évaluer la performance sans outil d’évaluation des charges de travail ? Après que la Cour des comptes a plusieurs fois dénoncé l’absence d’outil d’évaluation de la charge de travail des magistrats, la Direction des services judiciaires a fini par faire renaitre de ses cendres en 2021 un groupe de travail (créé en 2011) qui a élaboré des tables de référence détaillées, établies fonction par fonction, au terme de deux ans de travaux intensifs et consensuels, dont les référentiels n’ont pourtant pas été mis en œuvre ? Alors que les présidents de tribunaux judiciaires ont pu chiffrer les besoins urgents d’effectifs de magistrats à +35% (uniquement pour le siège en première instance et sans apurement des stocks) grâce à un outil d’évaluation de la charge de travail qu’ils ont eux-mêmes créé, pourquoi ces besoins vitaux sont-ils ignorés ?
Alors que la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) place encore la France dans les derniers rangs des pays européens comparables dans son dernier rapport d’évaluation des systèmes judiciaires européens, pourquoi le ministère cherche-t-il encore à minimiser, contester voire écarter ces chiffres ? Au lieu de tenir compte des conclusions du groupe de travail sur l’évaluation de la charge de travail des magistrats qui prônent un doublement des effectifs a minima, le ministère a lancé une étude de temps pour confronter ces conclusions au terrain, confiée à Cap Gemini, dont les résultats se font toujours attendre.
Comment anticiper les besoins humains dans les juridictions quand aucune circulaire de localisation des emplois n’a été adoptée entre 2022 et 2025 et quand le ministère se refuse à tenir compte d’une projection des besoins à moyen terme ? La performance n’implique-t-elle pas de fixer des objectifs ?
Lors de cette réunion du 7 juillet consacrée à la performance, il a encore été question de Z-score, « un outil d’aide à la décision pour rénover les dialogues de gestion » pour « engager une logique de performance et d’efficience visible ». Il paraît utile de rappeler que Z-score est un outil de scoring (évaluation) des entreprises, créé dans les années 1960, très répandu dans les entreprises anglo-saxonnes, basé sur des critères exclusivement financiers afin d’évaluer la santé financière des entreprises et de prédire les faillites. Le z-score permet aussi de normaliser les données afin de les comparer sur une base commune, raison pour laquelle il est ici décliné dans l’objectif de comparer les statistiques des juridictions. Mais encore faut-il qu’il reste l’outil d’analyse comparative présenté et ne devienne pas le juge de paix de la compétitivité judiciaire classant chacun parmi les bons et les mauvais quelles qu’en soient les causes structurelles ou conjoncturelles. Car à force de combiner, agréger, écarter certaines données, on tire le tout vers le bas et on obtient des chiffres qui rassurent les politiques soucieux de faire des économies mais ne peuvent qu’inquiéter les acteurs du monde judiciaire bien conscients que la justice est au bord de la faillite institutionnelle…
Conclusion
Alors que la justice est au bord de l’implosion après 30 ans d’abandon, cet appel à la culture de la performance, mal adapté au contexte humain, ne peut être que douloureusement perçu par tous ceux qui ne comptent pas leurs heures pour maintenir à flot une institution judiciaire qui prend l’eau de toutes parts.
Le bateau justice est en train de sombrer pendant que les membres de l’équipage encouragent la performance de ceux qui écopent à la petite cuillère.