Le conseil lecture de Xavier Pavageau, président du TJ de Toulouse : « La fabrique des jugements – Comment sont déterminées les sanctions pénales » d’Arnaud PHILIPPE [1]
Ne vous y trompez pas, ce livre est un livre d’économie au sens où l’auteur est un économiste qui porte son regard et sa méthode d’analyse sur la justice pénale, organe de production de décisions de justice. Ceux que le sujet intéresse savent combien l’économie du droit est une science féconde et riche d’enseignements.
Cet ouvrage nous rapporte de nombreuses études étrangères et des analyses fondées sur les données issues du casier judiciaire national.
Cette économie de la justice pénale et de la criminalité nous permet, notamment à travers de nombreux tableaux, de constater que la France se situe dans la moyenne des pays européens en termes de condamnations par habitant même si les condamnations pour violences y semblent assez élevées et celui des condamnations pour vols plutôt faibles en comparaison de ses principaux voisins (Allemagne, Angleterre, etc…).
Depuis 20 ans, le volume des peines (nombre total des années de prison) a légèrement augmenté. Le taux d’incarcération en France reste dans la moyenne européenne et sept fois inférieur au taux américain.
Au delà de ces constats, l’économiste cerne les déterminants normatifs et humains qui vont conduire au prononcé de telle ou telle peine dans le cadre du plafond prévu par le législateur pour chaque infraction.
Les déterminants légaux et institutionnels des sanctions
L’auteur souligne combien les pays occidentaux, depuis la fin des années 1980, sont traversés par une forte préoccupation sécuritaire qui se traduit par un rythme effréné de réformes : en France, on a pu recenser quelque 72 textes de lois modifiant le code pénal pour la seule période 2002-2012. La création de nouveaux délits, de sous-cas de délits généraux, au gré des faits divers et du souci électoraliste, rend la loi illisible. Cette frénésie normative ne se retrouve pas dans les décisions de justice ce qui montre que la loi vise surtout à envoyer un signal politique ou donner des fondements juridiques à certaines actions des forces de l’ordre. L’auteur cite Robert BADINTER évoquant les propos d’un homme politique italien : « quand on se sait pas quoi faire, on peut toujours faire une loi, ça ne coute pas cher et ça fait plaisir. Que ce soit efficace, c’est une autre question ! ».
Les politiques affichent souvent pour illustrer leur détermination qu’ils vont augmenter les peines encourues. Or, l’auteur montre que ces lois d’aggravation ont peu d’effet sur les peines effectivement prononcées. Il souligne en effet l’écart entre les sanctions encourues et les peines prononcées et précise que cet écart risque de faire perdre toute crédibilité à la Loi et d’accroitre le sentiment d’impunité. Les délits reçoivent en moyenne des sanctions égales à 7,9 % du maximum encouru. Une étude américaine, qui met en exergue cette problématique, établit qu’augmenter les maximums encourus de 10 % sans changer les peines effectivement prononcées conduit à une hausse de la récidive de 1,2 %. A l’inverse, une diminution des maximums encourus, pour qu’ils se rapprochent des peines effectives, a entrainé une baisse de la récidive.
Pour contraindre les juges dans leur appréciation des sanctions, le politique est tenté d’avoir recours aux peines planchers supposées dissuasives. « La dissuasion est mise en avant, mais en creux ce sont les juges qui sont visés » mentionne l’auteur. Ce chapitre sur les peines planchers en France, appliquées de 2007 à 2014, mérite d’être lu dans la mesure où il pourrait retrouver une certaine actualité. Cette loi a considérablement augmenté les sanctions à l’encontre de la catégorie des récidivistes et notamment en matière de stupéfiants. Les magistrats ont beaucoup utilisé les quantums de SME pour atteindre les planchers légaux. La loi sur les peines planchers ne semble pas avoir eu une incidence significative sur la délinquance ; elle a, en revanche, eu un effet massif sur le nombre des personnes détenues. « Les peines planchers sont devenues un marqueur d’inflexibilité face à la délinquance et le symbole de la prééminence du politique sur le magistrat ».
Au-delà des textes qui encadrent l’appréciation du prononcé des peines, l’auteur insiste sur l’influence de l‘amont du procès, des politiques pénales, des procédures simplifiées et de la troisième voie ainsi que des orientations données aux forces de police. Il établit avec méthode et chiffres à l’appui, l’influence de la détention provisoire sur les peines prononcées.
En revanche, concernant l’aval du procès, les juges semblent se soucier de l’application des décisions, non pas tant des conditions d’incarcération et de la surpopulation carcérale, mais des possibilités d’aménagement des peines par un second juge. Ce deuxième contrôle allonge les délais et donc les stocks de peines à exécuter. L’auteur indique que, sans les réductions de peine, le nombre des personnes incarcérées serait de plus de 50 % plus élevé. Les analyses du livre attestent que les tribunaux ont sensiblement aligné les peines sur les seuils d’aménagement prévus par la loi pénitentiaire de 2009.
La part de l’humain dans les sanctions prononcées
Sont ensuite étudiés certains éléments non juridiques qui peuvent influencer les magistrats.
Les contraintes de personnel par exemple sont importantes : plus les magistrats sont surchargés, plus certaines procédures sont utilisées (celles demandant le moins de temps) et plus certains délits sont ciblés.
L’auteur dresse une cartographie de la sévérité des tribunaux français à travers les peines qu’ils prononcent et, à partir d’études américaines, montrent comment des pratiques, des jurisprudences, des cultures locales se forgent et se perpétuent.
Pareillement, il établit que les juges professionnels sont peu influencés par les médias tandis que les jurés le sont.
Il faut prendre le temps de lire ses développements sur l’influence de l’origine, du sexe et de la classe sociale des condamnés. Par exemple, on découvre que les femmes-juges ne sont pas plus sévères en moyenne que les hommes-juges mais que les peines prononcées à l’encontre des femmes prévenues sont plus sévères quand la proportion des femmes juges augmente dans le tribunal et l’auteur de relever le « paternalisme juridique » des juges-hommes à l’égard des prévenues.
Plus original est le chapitre intitulé « dans la tête des juges » dans lequel l’économiste met en exergue les phénomènes d’ancrage (comment la peine proposée par le procureur influence les débats en servant de référence) ou de mise en cohérence (comment un juge forge, par comparaison entre ses décisions, son propre référentiel décisionnel).
Enfin, dans le dernier chapitre, est abordé le mode de désignation des juges. Le recours aux jurés populaires est parfois posé pour contrer le prétendu laxisme des juges professionnels. Là aussi, des études d’outre-Atlantique établissent que le simple fait de se pencher sur un cas réel et sa complexité modifie drastiquement la perception des individus. On a effectivement tous constater la différence entre les pétitions de principe sur l‘insécurité en dehors des prétoires et la pondération des jurés quand ils sont juges d’une situation réelle. L’analyse de l’expérimentation à Toulouse et Dijon en 2012 des citoyens assesseurs en correctionnelle montre que cela n’a rien changé, qu’il n’y a eu aucune évolution des peines. Le recours aux juges élus montre également ses limites au regard des variations de leurs jurisprudences à proximité des élections ou lorsqu’est mis en cause un représentant d’un groupe qui a financé l’élection du juge.
Cet ouvrage riche, scientifique et très accessible peut éclairer les débats dans le cadre des réformes à venir. Il contribue à notre propre réflexion sur l’acte de juger qui nous incombe en tant que magistrats.
La réalité est toujours plus complexe que les slogans réducteurs ou les idées toutes faites.
Bonne lecture !
[1] Editions LA DECOUVERTE – février 2022 – 337 pages